Paul Valéry
Le cimetière marin
Anne
La fileuse
Les pas
Au
Bois Dormant
Baignée
Le
Bois
César
Même
Féerie
Hélène
Féerie
Naissance
de Vénus
Orphee
Un
feu distinct
Valvins
Vue
Propos
sur la poésie (tekst)
Le
cimetière marin
Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée
O récompense après une pensée
Qu'un long regard sur le calme des dieux!
Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d'imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir!
Quand sur l'abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d'une éternelle cause,
Le temps scintille et le songe est savoir.
Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,
Eau sourcilleuse, Oeil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous une voile de flamme,
O mon silence! . . . Édifice dans l'âme,
Mais comble d'or aux mille tuiles, Toit!
Temple du Temps, qu'un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m'accoutume,
Tout entouré de mon regard marin;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l'altitude un dédain souverain.
Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l'âme consumée
Le changement des rives en rumeur.
Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change!
Après tant d'orgueil, après tant d'étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m'abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir.
L'âme exposée aux torches du solstice,
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié!
Je te tends pure à ta place première,
Regarde-toi! . . . Mais rendre la lumière
Suppose d'ombre une morne moitié.
O pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d'un coeur, aux sources du poème,
Entre le vide et l'événement pur,
J'attends l'écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre, et sonore citerne,
Sonnant dans l'âme un creux toujours futur!
Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l'attire à cette terre osseuse?
Une étincelle y pense à mes absents.
Fermé, sacré, plein d'un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux!
Chienne splendide, écarte l'idolâtre!
Quand solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux!
Ici venu, l'avenir est paresse.
L'insecte net gratte la sécheresse;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l'air
A je ne sais quelle sévère essence . . .
La vie est vaste, étant ivre d'absence,
Et l'amertume est douce, et l'esprit clair.
Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.
Tu n'as que moi pour contenir tes craintes!
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant! . . .
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.
Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L'argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs!
Où sont des morts les phrases familières,
L'art personnel, les âmes singulières?
La larve file où se formaient les pleurs.
Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu!
Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n'aura plus ces couleurs de mensonge
Qu'aux yeux de chair l'onde et l'or font ici?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse?
Allez! Tout fuit! Ma présence est poreuse,
La sainte impatience meurt aussi!
Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse!
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel!
Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Êtes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N'est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas!
Amour, peut-être, ou de moi-même haine?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir!
Qu'importe! Il voit, il veut, il songe, il touche!
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d'appartenir!
Zénon! Cruel Zénon! Zénon d'Êlée!
M'as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas!
Le son m'enfante et la flèche me tue!
Ah! le soleil . . . Quelle ombre de tortue
Pour l'âme, Achille immobile à grands pas!
Non, non! . . . Debout! Dans l'ère successive!
Brisez, mon corps, cette forme pensive!
Buvez, mon sein, la naissance du vent!
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme . . . O puissance salée!
Courons à l'onde en rejaillir vivant.
Oui! grande mer de délires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée,
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l'étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil
Le vent se lève! . . . il faut tenter de vivre!
L'air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs!
Envolez-vous, pages tout éblouies!
Rompez, vagues! Rompez d'eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs!
Anne
Anne qui se mélange au drap pale et délaisse
Des cheveux endormis sur ses yeux mal ouverts
Mire ses bras lointains tournés avec mollesse
Sur la peau sans couleur du ventre découvert.
Elle vide, elle enfle d'ombre sa gorge lente,
Et comme un souvenir pressant ses propres chairs,
Une bouche brisée et pleine d'eau brûlante
Roule le goût immense et le reflet des mers.
Enfin désemparée et libre d'être fraîche,
La dormeuse déserte aux touffes de couleur
Flotte sur son lit blême, et d'une lèvre sèche,
Tête dans la ténebre un souffle amer de fleur.
Et sur le linge où l'aube insensible se plisse,
Tombe, d'un bras de glace effleuré de carmin,
Toute une main défaite et perdant le délice
A travers ses doigts nus dénoués de l'humain.
Au hasard! A jamais, dans le sommeil sans hommes
Pur des tristes éclairs de leurs embrassements,
Elle laisse rouler les grappes et les pommes
Puissantes, qui pendaient aux treilles d'ossements,
Qui riaient, dans leur ambre appelant les vendanges,
Et dont le nombre d'or de riches mouvements
Invoquait la vigueur et les gestes étranges
Que pour tuer l'amour inventent les amants...
La fileuse
Assise, la fileuse au bleu de la croisée
Où le jardin mélodieux se dodeline;
Le rouet ancien qui ronfle l'a grisée.
Lasse, ayant bu l'azur, de filer la câline
Chevelure, à ses doigts si faibles évasives,
Elle songe, et sa tête petite s'incline.
Un arbuste et l'air pur font une source vive
Qui, suspendue au jour, délicieuse arrose
De ses pertes de fleurs le jardin de l'oisive.
Une tige, où le vent vagabond se repose,
Courbe le salut vain de sa grâce étoilée,
Dédiant magnifique, au vieux rouet, sa rose.
Mais la dormeuse file une laine isolée;
Mystérieusement l'ombre frêle se tresse
Au fil de ses doigts longs et qui dorment, filée.
Le songe se dévide avec une paresse
Angélique, et sans cesse, au doux fuseau crédule,
La chevelure ondule au gré de la caresse...
Derrière tant de fleurs, l'azur se dissimule,
Fileuse de feuillage et de lumière ceinte :
Tout le ciel vert se meurt. Le dernier arbre brûle.
Ta soeur, la grande rose où sourit une sainte,
Parfume ton front vague au vent de son haleine
Innocente, et tu crois languir... Tu es éteinte
Au bleu de la croisée où tu filais la laine.
Les pas
Tes pas, enfants de mon silence,
Saintement, lentement placés,
Vers le lit de ma vigilance
Procèdent muets et glacés.
Personne pure, ombre divine,
Qu'ils sont doux, tes pas retenus !
Dieux !... tous les dons que je devine
Viennent à moi sur ces pieds nus !
Si, de tes lèvres avancées,
Tu prépares pour l'apaiser,
A l'habitant de mes pensées
La nourriture d'un baiser,
Ne hâte pas cet acte tendre,
Douceur d'être et de n'être pas,
Car j'ai vécu de vous attendre,
Et mon coeur n'était que vos pas
Au
Bois Dormant
La
princesse, dans un palais de rose pure,
Sous les murmures, sous la mobile ombre dort,
Et de corail ébauche une parole obscure
Quand les oiseaux perdus mordent ses bagues d'or.
Elle n'écoute
ni les gouttes, dans leurs chutes,
Tinter d'un siècle vide au lointain le trésor,
Ni, sur la forêt vague, un vent fondu de flûtes
Déchirer la rumeur d'une phrase de cor.
Laisse,
longue, l'écho rendormir la diane,
Ô toujours plus égale à la molle liane
Qui se balance et bat tes yeux ensevelis.
Si proche de
ta joue et si lente la rose
Ne va pas dissiper ce délice de plis
Secrètement sensible au rayon qui s'y pose.
Baignée
Un
fruit de chair se baigne en quelque jeune vasque,
(Azur dans les jardins tremblants) mais hors de l'eau,
Isolant la torsade aux puissances de casque,
Luit le chef d'or que tranche à la nuque un tombeau.
Éclose la
beauté par la rose et l'épingle!
Du miroir même issue où trempent ses bijoux,
Bizarres feux brisés dont le bouquet dur cingle
L'oreille abandonnée aux mots nus des flots doux.
Un bras
vague inondé dans le néant limpide
Pour une ombre de fleur à cueillir vainement
S'effile, ondule, dort par le délice vide,
Si l'autre,
courbé pur sous le beau firmament,
Parmi la chevelure immense qu'il humecte,
Capture dans l'or simple un vol ivre d'insecte
Le
Bois
AmicalNous
avons pensé des choses pures
Côte à côte, le long des chemins,
Nous nous sommes tenus par les mains
Sans dire... parmi les fleurs obscures;
Nous
marchions comme des fiancés
Seuls, dans la nuit verte des prairies;
Nous partagions ce fruit de féeries
La lune amicale aux incensés
Et puis,
nous sommes morts sur la mousse,
Très loin, tout seuls parmi l'ombre douce
De ce bois intime et murmurant;
Et là-haut,
dans la lumière immense,
Nous nous sommes trouvés en pleurant
Ô mon cher compagnon de silence!
César
César, calme
César, le pied sur toute chose,
Les poings durs dans la barbe, et l'oeil sombre peuplé
D'aigles et des combats du couchant contemplé,
Ton coeur s'enfle, et se sent toute-puissante Cause.
Le lac en
vain palpite et lèche son lit rose;
En vain d'or précieux brille le jeune blé;
Tu durcis dans les noeuds de ton corps rassemblé
L'ordre, qui doit enfin fendre ta bouche close.
L'ample
monde, au de-là de l'immense horizon,
L'Empire attend l'éclair, le décret, le tison
Qui changeront le soir en furieuse aurore.
Heureux là-bas
sur l'onde, et bercé du hasard,
Un pêcheur indolent qui flotte et chante, ignore
Quelle foudre s'amasse au centre de César.
Même
Féerie
La lune
mince verse une lueur sacrée,
Comme une jupe d'un tissu d'argent léger,
Sur les masses de marbre où marche et croit songer
Quelque vierge de perle une gaze nacrée.
Pour les
cygnes soyeux qui frôlent les roseaux
De carènes de plume à demi lumineuse,
Sa main cueille et dispense une rose neigeuse
Dont les pétales font des cercles sur les eaux.
Délicieux
désert, solitude pâmée,
Quand le remous de l'eau par la lune lamée
Compte éternellement ses échos de cristal,
Quel coeur
pourrait souffir l'inexorable charme
De la nuit éclatante au firmament fatal,
Sans tirer de soi-même un cri pur comme une arme?
Hélène
Azur! C'est
moi... Je viens des grottes de la mort
Entendre l'onde se rompre aux degrés sonores,
Et je revois les galères dans les aurores
Ressusciter de l'ombre au fil des rames d'or.
Mes
solitaires mains appellent les monarques
Dont la barbe de sel amusait mes doigts purs;
Je pleurais. Ils chantaient leurs triomphes obscurs
Et les golfes enfuis aux poupes de leurs barques.
J'entends
les conques profondes et les clairons
Militaires rythmer le vol des avirons;
Le chant clair des rameurs enchaîne le tumulte,
Et les
Dieux, à la proue héroïque exaltés
Dans leur sourire antique et que l'écume insulte,
Tendent vers moi leurs bras indulgents et sculptés.
Féerie
La lune
mince verse une lueur sacrée,
Toute une jupe d'un tissu d'argent léger,
Sur les bases de marbre où vient l'Ombre songer
Que suit d'un char de perle une gaze nacrée.
Pour les
cygnes soyeux qui frôlent les roseaux
De carènes de plume à demi lumineuse,
Elle effeuille infinie une rose neigeuse
Dont les pétales font des cercles sur les eaux...
Est-ce
vivre? ... O désert de volupté pâmée
Où meurt le battement faible de l'eau lamée,
Usant le seuil secret des échos de cristal...
La chair
confuse des molles roses commence
À frémir, si d'un cri le diamant fatal
Fêle d'un fil de jour toute la fable immense.
Naissance
de Vénus
De sa
profonde mère, encore froide et fumante,
Voici qu'au seuil battu de tempêtes, la chair
Amenèrent vomie au soleil par la mer,
Se délivre des diamants de la tourmente.
Son sourire
se forme, et suit sur ses bras blancs
Qu'éplore l'orient d'une épaule meurtrie,
De l'humide Thétis la pure pierrerie,
Et sa tresse se fraye un frisson sur ses flancs.
Le frais
gravier, qu'arrose et fuit sa course agile,
Croule, creuse rumeur de soif, et le facile
Sable a bu les baisers de ses bonds puérils;
Mais de mille
regards ou perfides ou vagues,
Son oeil mobile mêle aux éclairs de périls
L'eau riante, et la danse infidèle des vagues.
Orphee
... Je
compose en esprit, sous les myrtes, Orphée
L'Admirable! ... Le feu, des cirques purs descend;
Il change le mont chauve en auguste trophée
D'où s'exhale d'un dieu l'acte retentissant.
Si le dieu
chante, il rompt le site tout-puissant;
Le soleil voit l'horreur du mouvement des pierres;
Une plainte inouïe appelle éblouissants
Les hauts murs d'or harmonieux d'un sanctuaire.
Il chante,
assis au bord du ciel splendide, Orphée!
Le roc marche, et trébuche; et chaque pierre fée
Se sent un poids nouveau qui vers l'azur délire!
D'un Temple à
demi nu le soir baigne l'essor,
Et soi-même il s'assemble et s'ordonne dans l'or
À l'âme immense du grand hymne sur la lyre!
Un
feu distinct
Un feu
distinct m'habite, et je vois froidement
La violente vie illuminée entière...
Je ne puis plus aimer seulement qu'en dormant
Ses actes gracieux mélangés de lumière.
Mes jours
viennent la nuit me rendre des regards,
Après le premier temps de sommeil malheureux;
Quand le malheur lui-même est dans le noir épars
Ils reviennent me vivre et me donner des yeux.
Que si leur
joie éclate, un écho qui m'éveille
N'a rejeté qu'un mort sur ma rive de chair,
Et mon rire étranger suspend à mon oreille,
Comme à la
vide conque un murmure de mer,
Le doute - sur le bord d'une extrême merveille,
Si je suis, si je fus, si je dors ou je veille?
Valvins
Si tu veux
dénouer la forêt qui t'aère
Heureuse, tu te fonds aux feuilles, si tu es
Dans la fluide yole à jamais littéraire,
Traînant quelques soleils ardemment situés
Aux
blancheurs de son flanc que la Seine caresse
Émue, ou pressentant l'après-midi chanté,
Selon que le grand bois trempe une longue tresse,
Et mélange ta voile au meilleur de l'été.
Mais
toujours prêt de toi que le silence livre
Aux cris multipliés de tout le brut azur,
L'ombre de quelque page éparse d'aucun livre
Tremble,
reflet de voile vagabonde sur
La poudreuse peau de la rivière verte
Parmi le long regard de la Seine entre'ouverte.
Vue
Si la plage
plenche, si
L'ombre sur l'oeil s'use et pleure
Si l'azur est larme, ainsi
Au sel des dents pure affleure
La vierge
fumée ou l'air
Que berce en soi puis expire
Vers l'eau debout d'une mer
Assoupie en son empire
Celle qui
sans les ouïr
Si la lèvre au vent remue
Se joue à évanouir
Mille mots vains où se mue
Sous l'humide
éclair de dents
Le très doux feu du dedans.
Propos
sur la poésie
par Paul Valéry
Nous
venons aujourd'hui vous entretenir de la poésie. Le sujet est à la mode. Il
est admirable que, dans une époque qui sait être à la fois pratique et dissipée,
et que l'on pourrait croire assez détachée de toutes choses spéculatives,
tant d'intérêt soit accordé non seulement à la poésie même, mais encore à
la théorie poétique.
Je me
permettrai donc aujourd'hui d'être quelque peu abstrait ; mais, par là, il me
sera possible d'être bref.
Je vous proposerai une certaine idée de la poésie, avec la ferme intention de
ne rien dire qui ne soit de pure constatation, et que tout le monde ne puisse
observer en soi-même ou par soi-même, ou, du moins, retrouver par un
raisonnement facile.
Je
commencerai par le commencement. Le commencement de cette exposition d'idées
sur la poésie consistera nécessairement à considérer ce nom même, tel qu'il
est employé dans le discours usuel. Nous savons que ce mot a deux sens, c'est-à-dire
deux fonctions bien distinctes. Il désigne d'abord un certain genre d'émotions,
un état émotif particulier, qui peut être provoqué par des objets ou des
circonstances très diverses. Nous disons d'un paysage qu'il est poétique ;
nous le disons d'une circonstance de la vie ; nous le disons parfois d'une
personne.
Mais il existe une seconde acception de ce terme, un second sens plus étroit. Poésie,
en ce sens, nous fait songer à un art, à une étrange industrie dont l'objet
est de reconstituer cette émotion que désigne le premier sens du mot.
Restituer
l'émotion poétique à volonté, en dehors des conditions naturelles où elle
se produit spontanément et au moyen des artifices du langage, tel est le
dessein du poète, et telle est l'idée attachée au nom de poésie, pris
dans le second sens.
Entre ces deux notions existent les mêmes relations et les mêmes différences
que celles qui se trouvent entre le parfum d'une fleur et l'opération du
chimiste qui s'applique à le reconstruire de toutes pièces.
Toutefois,
on confond à chaque instant les deux idées, et il en résulte qu'une quantité
de jugements, de théories et même d'ouvrages sont viciés dans leur principe
par l'emploi d'un seul mot pour deux choses bien différentes, quoique liées.
Parlons d'abord de l'émotion poétique, de l'état émotif essentiel.
Vous
savez ce que la plupart des hommes éprouvent plus ou moins fortement et
purement devant un spectacle naturel qui leur impose. Les couchers de soleil,
les clairs de lune, les forêts et la mer nous émeuvent. Les grands événements,
les points critiques de la vie affective, les troubles de l'amour, l'évocation
de la mort, sont autant d'occasions ou de causes immédiates de retentissements
intimes plus ou moins intenses et plus ou moins conscients.
Ce genre d'émotions se distingue de toutes autres émotions humaines. Comment
s'en distingue-t-il ? C'est ce
qu'il importe à notre dessein actuel de rechercher. Il nous importe d'opposer
aussi nettement que possible l'émotion poétique à l'émotion ordinaire. La séparation
est assez délicate à opérer, car elle n'est jamais réalisée dans les faits.
On trouve toujours mêlées à l'émoi poétique essentiel la tendresse ou la
tristesse, la fureur ou la crainte ou l'espérance ; et les intérêts et les
affections particuliers de l'individu ne laissent point de se combiner à cette sensation d'univers qui est caractéristique de la poésie.
J'ai
dit : sensation d'univers. J'ai voulu
dire que l'état ou émotion poétique me semble consister dans une perception
naissante, dans une tendance à percevoir un monde,
ou système complet de rapports, dans lequel les êtres, les choses,
les événements et les actes, s'ils ressemblent, chacun à chacun, à ceux qui peuplent et composent le monde
sensible, le monde immédiat duquel ils sont empruntés, sont, d'autre part,
dans une relation indéfinissable, mais merveilleusement juste, avec les modes
et les lois de notre sensibilité générale. Alors, ces objets et ces êtres
connus changent en quelque sorte de valeur. Ils s'appellent les uns les autres,
ils s'associent tout autrement que dans les conditions ordinaires. Ils se
trouvent, - permettez-moi cette expression, - musicalisés, devenus
commensurables, résonants l'un par l'autre. L'univers poétique ainsi défini
présente de grandes analogies avec l'univers du rêve.
Puisque ce mot de rêve s'est
introduit dans mon discours, je dirai au passage qu'il s'est fait dans les temps
modernes, à partir du Romantisme, une confusion assez explicable, mais assez
regrettable, entre la notion de poésie et celle de rêve. Ni le rêve, ni la rêverie
ne sont nécessairement poétiques. Ils peuvent l’être ; mais des figures
formées au hasard ne sont que par
hasard des figures harmoniques.
Toutefois,
le rêve nous fait comprendre par une expérience commune et fréquente, que
notre conscience puisse être envahie, emplie, constituée par un ensemble de
productions remarquablement différentes des réactions et des perceptions
ordinaires de l'esprit. Il nous donne l'exemple familier d'un monde
fermé où toutes choses réelles
peuvent être représentées, mais où toutes choses paraissent et se
modifient par les seules variations de notre sensibilité profonde. C’est à
peu près de même que l'état poétique s'installe, se développe et se désagrège
en nous. C’est dire qu'il est parfaitement irrégulier,
inconstant, involontaire, fragile, et que nous le perdons comme nous
l'obtenons, par accident. Il y a
des périodes de notre vie où cette émotion et ces formations si précieuses
ne se manifestent pas. Nous ne pensons même pas qu'elles soient possibles. Le
hasard nous les donne, le hasard nous les retire.
Mais l'homme n'est homme que par la volonté et la puissance qu'il a de
conserver ou de rétablir ce qu'il lui importe de soustraire à la dissipation
naturelle des choses. L'homme a donc fait pour cette émotion supérieure ce
qu'il a fait ou tenté de faire pour toutes les choses périssables et
regrettables. Il a cherché, il a trouvé des moyens de fixer et de ressusciter
à son gré les plus beaux ou les plus purs états de soi-même de reproduire,
de transmettre, de garder pendant des siècles les formules de son enthousiasme,
de son extase, de sa vibration personnelle ; et, par une conséquence heureuse
et admirable, l'invention de ces procédés de conservation lui a donné du même
coup l'idée et le pouvoir de développer et d'enrichir artificiellement les
fragments de vie poétique dont sa nature lui fait don par instants. Il a appris
à extraire du cours du temps, à dégager des circonstances, ces formations,
ces perceptions merveilleuses fortuites qui eussent été perdues sans retour,
si l'être ingénieux et sagace ne fût venu assister l’être instantané,
apporter le secours de ses inventions au moi purement sensible. Tous les arts
ont été créés pour perpétuer, changer, chacun selon son essence, un moment
d'éphémère délice en la certitude d'une infinité d’instants délicieux. Une oeuvre n'est que l’instrument de cette multiplication ou régénération
possible. Musique, peinture, architecture sont les modes divers
correspondant à la
diversité des sens. Or, parmi ces moyens de produire ou de reproduire un
monde poétique, de l'organiser pour la durée et de l'amplifier par le travail
réfléchi, le plus ancien, peut-être, le plus immédiat, et cependant le plus
complexe, - c'est le langage. Mais le langage, à cause de sa nature abstraite,
de ses effets plus spécialement intellectuels, - c'est-à-dire : indirects, -
et de ses origines ou de ses fonctions pratiques, propose à l'artiste qui
s'occupe de le vouer et de l'ordonner à la poésie, une tâche curieusement
compliquée. Il n'y eût jamais eu de poètes si l'on eût eu conscience des
problèmes à résoudre. (Personne ne pourrait apprendre à marcher, si pour
marcher il fallait se représenter et posséder à l'état d'idées claires tous
les éléments du moindre pas.)
Mais
nous ne sommes point ici pour faire des vers. Nous essayons, au contraire, de
considérer les vers comme impossibles à faire, pour admirer plus lucidement
les efforts des poètes, concevoir leur témérité et leurs fatigues, leurs
risques et leurs vertus, nous émerveiller de leur instinct.
Je vais donc en peu de mots tenter de vous donner quelque idée de ces difficultés.
Je
vous l'ai dit tout à l'heure : le langage est un instrument, un outil, ou plutôt
une collection d'outils et d'opérations formée par la pratique et asservie à
elle. Il est donc un moyen nécessairement grossier, que chacun utilise,
accommode à ses besoins actuels, déforme selon les circonstances, ajuste à sa
personne physiologique et à son histoire psychologique.
Vous savez à quelles épreuves nous le soumettons quelquefois. Les valeurs, les
sens des mots, les règles de leurs accords, leur émission, leur transcription
nous sont à la fois des jouets et des instruments de torture. Sans doute, nous
avons quelque égard aux décisions de l'Académie ; et sans doute, le corps
enseignant, les examens, la vanité surtout, opposent quelques obstacles à
l'exercice de la fantaisie individuelle. Dans les temps modernes, d'ailleurs, la
typographie agit très puissamment pour la conservation de ces conventions d'écriture.
Par là, les altérations d'origine personnelle sont retardées dans une
certaine mesure ; mais les qualités du langage les plus importantes pour le poète,
qui sont évidemment ses propriétés ou possibilités musicales, d'une part, et
ses valeurs significatives illimitées (celles qui résident à la propagation
des idées dérivées d'une idée), de l'autre, sont aussi les moins défendues
contre le caprice, les initiatives, les
actions et les dispositions
des individus. La prononciation de chacun et son « acquis » psychologique
particulier introduisent dans la transmission par le langage, une incertitude,
des chances de méprises, un imprévu tout inévitables. Remarquez bien ces deux
points : en dehors de son application aux besoins les plus simples et les plus
communs de la vie, le langage est tout le contraire d'un instrument de précision.
Et en dehors de certaines coïncidences rarissimes, de certains bonheurs
d'expression et de forme sensible combinées, il n'a rien d'un moyen de poésie.
En
somme, le destin amer et paradoxal du poète lui impose d'utiliser une
fabrication de l'usage courant et de la pratique à des fins exceptionnelles et
non pratiques ; il doit emprunter des moyens d'origine statistique et anonyme
pour accomplir son dessein d'exalter et d'exprimer sa personne en ce qu'elle a
de plus pur et de singulier.
Rien ne fait mieux saisir toute la difficulté de sa tâche, que de comparer ses
données initiales avec celles dont dispose le musicien. Voyez un peu ce qui est
offert à l'un et à l'autre, au moment qu'ils vont se mettre à l'ouvrage et
passer de l'intention à l'exécution.
Heureux
le musicien ! L'évolution de son art lui a fait une condition toute privilégiée.
Ses moyens sont bien définis, la matière de sa composition est tout élaborée
devant lui. On peut aussi le comparer à l'abeille quand elle n'a qu'à s'inquiéter
de son miel. Les rayons réguliers et les alvéoles de cire sont tout faits
devant elle. Sa tâche est bien mesurée et restreinte au meilleur d'elle-même.
Tel le compositeur. On peut dire que la musique préexiste et l'attend. Il y a
beau temps qu'elle est toute constituée !
Comment eut lieu cette institution de la musique ? Nous vivons par l'ouïe dans
l'univers des bruits. De leur ensemble se détache l'ensemble de bruits
particulièrement simples, c'est-à-dire bien reconnaissables par l'oreille et
qui lui servent de repères : ce sont des éléments dont les relations réciproques
sont intuitives ; ces relations exactes et
remarquables sont perçues par nous aussi nettement que leurs éléments eux-mêmes.
L'intervalle de deux notes nous est aussi sensible qu'une note.
Par là,
ces unités sonores, ces sons, sont
aptes à former des combinaisons suivies, des systèmes successifs ou simultanés
dont la structure, les enchaînements, les implications, les entrecroisements
nous apparaissent et s'imposent. Nous distinguons nettement le son du bruit, et nous
percevons dès lors un contraste entre eux, impression de grande conséquence
car ce contraste est celui du pur et de l'impur, qui se ramène à celui de
l'ordre et du désordre, tient lui-même, sans doute, aux effets de certaines
lois énergétiques. Mais n’allons pas si loin.
Ainsi, cette analyse des bruits, ce discernement qui a permis la constitution de
la musique comme activité séparée et exploitation de l'univers des sons, a été
accomplie, ou du moins contrôlée, unifiée, codifiée, grâce à
l'intervention de la science physique, qui s'est d'ailleurs découverte elle-même
à cette occasion et s'est reconnue comme science des mesures, et qui a su, dès
l'Antiquité, adapter la mesure à la sensation, et obtenir le résultat capital
de produire la sensation sonore de manière constante et identique, au moyen
d'instruments qui sont, en réalité, des instruments
de mesure.
Le
musicien se trouve donc en possession d'un ensemble parfait de moyens bien définis,
qui font correspondre exactement des sensations à des actes ; tous les éléments
de son jeu lui sont présents, énumérés et classés, et cette connaissance précise
de ses moyens, dont il est non seulement instruit mais pénétré et armé
intimement, lui permet de prévoir et de construire, sans aucune préoccupation
au sujet de la matière et de la mécanique générale de son art.
Il en résulte que la musique possède un domaine propre, absolument sien. Le
monde de l'art musical, monde des sons, est bien séparé du monde des bruits.
Tandis qu'un bruit se borne à évoquer en nous un événement isolé quelconque,
un son qui se produit évoque à soi seul
tout l'univers musical. Dans cette salle où je parle, où vous percevez le
bruit de ma voix et divers incidents auditifs, si tout à coup une note se
faisait entendre, si un diapason ou un instrument bien accordé se mettait à
vibrer, à peine affectés par ce bruit exceptionnel, qui ne peut pas se confondre avec les autres, vous auriez aussitôt
la sensation d'un commencement. Une
atmosphère tout autre serait sur-le-champ créée, un état particulier
d'attente s'imposerait, un ordre nouveau, un monde
s'annoncerait et vos attentions s'organiseraient pour l'accueillir.
Davantage, elles tendraient en quelque sorte à développer d'elles-mêmes ces
prémisses, et à engendrer des sensations ultérieures de même espèce, de même pureté que la sensation reçue.
Et la
contre-épreuve existe.
Si, dans une salle de concert, pendant que résonne et domine la symphonie, il
arrive qu'une chaise tombe qu'une personne tousse, qu'une porte se ferme, aussitôt
nous avons l'impression de je ne sais quelle rupture. Quelque chose d'indéfinissable,
de la nature d'un charme ou d'un cristal, a été brisé ou fendu.
Or,
cette atmosphère, ce charme puissant et fragile, cet univers des sons est
offert au moindre compositeur par la nature de son art et par les acquisitions
immédiates de cet art.
Tout autre, infiniment moins heureuse, est la dotation du poète. Poursuivant un
objet qui ne diffère pas excessivement de celui que vise le musicien, il est
privé des immenses avantages que je viens de vous indiquer. Il doit créer ou
recréer à chaque instant ce que l'autre trouve tout fait et tout prêt.
En
quel état défavorable et désordonné le poète trouve les choses ! Il a
devant soi ce langage ordinaire, cet ensemble de moyens si grossiers que toute
connaissance qui se précise le rejette pour se créer ses instruments de pensée
; il doit emprunter cette collection de termes et règles traditionnelles et
irrationnelles, modifiés par quiconque, bizarrement introduits, bizarrement
interprétés, bizarrement codifiés. Rien de moins propre aux desseins
de l'artiste que ce désordre essentiel dont il doit extraire à chaque instant
les éléments de l'ordre qu'il veut produire. Il n'y a pas eu pour le poète de
physicien qui ait déterminé les propriétés constantes de ces éléments de
son art, leurs rapports, leurs conditions d'émission identique. Point de
diapasons, point de métronomes, point de constructeurs de gammes et de théoriciens
de l'harmonie. Aucune certitude, si ce n’est celle des fluctuations phonétiques
et significatives du langage. Ce langage d'ailleurs, n'agit point comme le son,
sur un sens unique, sur l'ouïe, qui est le sens par excellence de l'attente et
de l'attention. Il constitue, au contraire, un mélange d'excitations
sensorielles et psychiques parfaitement incohérentes. Chaque mot est un
assemblage instantané d'effets sans relation entre eux. Chaque mot assemble un
son et un sens. Je me trompe : il est à la fois plusieurs sons et plusieurs
sens. Plusieurs sons, autant de sons qu'il est de provinces en France et
presque d'hommes dans chaque province.
C'est
là une circonstance très grave pour les poètes, dont les effets musicaux
qu’ils avaient prévus sont corrompus ou défigurés par l'acte de leurs
lecteurs. Plusieurs sens, car
les images que chaque mot nous suggère sont généralement assez différentes
et leurs images secondaires infiniment différentes.
La parole est chose complexe, elle est combinaison de propriétés à la fois liées
dans le fait et indépendantes par leur nature et par leur fonction. Un discours
peut être logique et chargé de sens, mais sans rythme et sans nulle mesure ;
il peut être agréable à l'ouïe et parfaitement absurde ou insignifiant ; il
peut être clair et vain, vague et délicieux... Mais il suffit, pour faire
concevoir son étrange multiplicité, de nommer toutes les sciences qui se sont
créées pour s'occuper de cette diversité et en exploiter chacune un des éléments.
On peut étudier un texte de bien des façons indépendantes, car il est tour à
tour justiciable de la phonétique, de la sémantique, de la syntaxe, de la
logique, de la rhétorique, sans omettre la métrique, ni l'étymologie.
Voici le poète aux prises avec
cette matière mouvante et trop impure ; obligé de spéculer sur le son et sur
le sens tour à tour, de satisfaire non seulement à l'harmonie, à la période
musicale, mais encore à des conditions intellectuelles variées : logique,
grammaire, sujet du poème, figures et ornements de tous ordres, sans compter
les règles conventionnelles. Voyez quel effort suppose l'entreprise de mener à
bonne fin un discours où tant d'exigences doivent se trouver miraculeusement
satisfaites à la fois.Ici commencent les opérations
incertaines et minutieuses de l'art littéraire. Mais cet art nous offre deux
aspects, il a deux grands modes qui, dans leur état extrême, s'opposent, mais
qui, toutefois, se rejoignent et s'enchaînent par une foule de degrés intermédiaires.
Il y a la prose et il y a le vers.
Entre eux, tous les types de leur mélange ; mais c'est dans leurs états extrêmes
que je les considérerai aujourd'hui. On pourrait illustrer cette opposition des
extrêmes en l'exagérant quelque peu : on dirait que le langage a pour limites
la musique, d'un côté, l'algèbre,
de l'autre.
J’aurai recours à une comparaison qui m'est familière pour rendre plus
facile à saisir ce que j'ai à dire sur ce sujet. Un jour que je parlais de
tout ceci dans une ville étrangère, comme je m'étais servi de cette même
comparaison, je reçus, de l'un de mes auditeurs, une citation fort remarquable
qui me fit voir que l'idée n'était pas nouvelle. Elle ne l'était du moins que
pour moi.
Voici
la citation. C'est là un extrait d'une lettre de Racan à Chapelain, dans
laquelle Racan nous apprend que Malherbe assimilait la prose à la marche, la poésie
à la danse, comme je vais le faire tout à l'heure :
« Donnez, dit Racan, tel nom qu'il vous plaira à ma prose, de galante, de naïve,
d'enjouée. Je suis résolu de me tenir dans les préceptes de mon premier maître
Malherbe, et de ne chercher jamais ni nombre, ni cadence à mes périodes, ni
d'autre ornement que la netteté qui peut exprimer mes pensées. Ce bonhomme (Malherbe)
comparait la prose à la marche ordinaire et la poésie à la danse, et il
disait qu'aux choses que nous sommes obligés de faire on y doit tolérer
quelque négligence, mais que ce que nous faisons par vanité, c'est être
ridicule que de n'y être que médiocres. Les boiteux et les goutteux ne se
peuvent empêcher de marcher, mais il n'y a rien qui les oblige à danser la
valse ou les cinq pas. »
La
comparaison que Racan donne à Malherbe, et que j'avais, de mon côté,
facilement aperçue, est immédiate. Je vais vous faire voir qu'elle est féconde.
Elle se développe très loin avec une curieuse précision. Elle est peut-être
quelque chose de plus qu'une similitude d'apparences.
La marche comme la prose a toujours un objet précis. Elle est un acte dirigé vers
quelque objet que notre but est de joindre. Ce sont des circonstances
actuelles, la nature de l'objet, le besoin que j'en ai, l'impulsion de mon désir,
l'état de mon corps, celui du terrain, qui ordonnent à la marche son allure,
lui prescrivent sa direction, sa vitesse, et son terme fini. Toutes les propriétés
de la marche se déduisent de ces conditions instantanées et qui se combinent singulièrement
dans chaque occasion, tellement qu'il n'y a pas deux déplacements de cette
espèce qui soient identiques, qu'il y a chaque fois création spéciale, mais,
chaque fois, abolie et comme absorbée dans l'acte accompli.
La
danse, c'est tout autre chose. Elle est, sans doute, un système d'actes, mais
qui ont leur fin en eux-mêmes. Elle ne va nulle part. Que si elle poursuit
quelque chose, ce n'est qu'un objet idéal, un état, une volupté, un fantôme
de fleur, ou quelque ravissement de soi-même, un extrême de vie, une cime, un
point suprême de l'être... Mais si différente qu'elle soit du mouvement
utilitaire notez cette remarque essentielle quoique infiniment simple, qu'elle
use des mêmes membres, des mêmes organes,
os, muscles, nerfs, que la marche même.
Il en va exactement de même de la poésie qui use des mêmes mots, des mêmes
formes, des mêmes timbres que la prose.
La
prose et la poésie se distinguent donc par la différence de certaines lois ou
conventions momentanées de mouvement et de fonctionnement appliquées à des éléments
et à des mécanismes identiques. C'est pourquoi il faut se garder de raisonner
de la poésie comme l'on fait de la prose. Ce qui est vrai de l'une n'a plus de
sens, dans bien des cas, si on veut le trouver dans l'autre. Et c'est par quoi
(pour choisir un exemple), il est facile de justifier immédiatement l'usage des
inversions ; car ces altérations de l'ordre coutumier et, en quelque sorte, élémentaire
des mots en français, furent critiquées à diverses époques, très légèrement
à mon sens, par des motifs qui se réduisent à cette formule inacceptable : la
poésie est prose.
Poussons un peu plus loin notre
comparaison, qui supporte d'être
approfondie. Un homme marche. Il se meut d'un lieu à un autre, selon un chemin
qui est toujours un chemin de moindre action. Notons ici que la poésie serait
impossible si elle était astreinte au régime de la ligne droite. On vous
enseigne : dites qu'il pleut, si
vous vou1ez dire qu'il pleut !
Mais jamais l'objet d'un poète n'est et ne peut être de nous apprendre qu'il
pleut. Il n'est pas besoin d'un poète pour nous persuader de prendre notre
parapluie. Voyez ce que devient Ronsard, ce que devient Hugo, ce que deviennent
le rythme, les images, les consonances, les plus beaux vers du monde, si vous
soumettez la poésie au système Dites
qu'il pleut ! Ce n'est que par une confusion grossière des genres et
des moments que l'on peut reprocher au poète ses expressions indirectes et ses
formes complexes. On ne voit pas que la poésie implique une décision de
changer la fonction du langage.
Je
reviens à l'homme qui marche. Quand cet homme a accompli son mouvement, quand
il a atteint le lieu, le livre, le fruit, l'objet qu'il désirait, aussitôt
cette possession annule tout son acte, l'effet dévore la cause, la fin absorbe
le moyen, et quelles qu'aient été les modalités de son acte et de sa démarche,
il n'en demeure que le résultat. Le boiteux, le goutteux dont parlait Malherbe,
une fois qu'ils ont péniblement gagné le fauteuil où ils se dirigeaient, ne
sont pas moins assis que l'homme le plus alerte qui eût rejoint ce siège d'un
pas vif et léger. Il en est tout de même dans l'usage de la prose. Le langage
dont je viens de me servir, qui vient d'exprimer mon dessein, mon désir, mon
commandement, mon opinion, ma demande ou ma réponse, ce langage qui a rempli
son office, s'évanouit à peine arrivé. Je l'ai émis pour qu'il périsse,
pour qu'il se transforme irrévocablement en vous, et je connaîtrai que je fus compris
à ce fait remarquable que mon discours n'existe plus. Il est remplacé entièrement
et définitivement par son sens, ou du
moins par un certain sens, c'est-à-dire par des images, des impulsions, des réactions
ou des actes de la personne à qui l'on parle ; en somme, par une modification
ou réorganisation intérieure de celle-ci. Mais celui qui n'a pas compris,
celui-là conserve et répète les mots. L'expérience est aisée...
Vous
voyez donc que la perfection de ce
discours, dont l'unique destination est la compréhension, consiste évidemment
dans la facilité avec laquelle il se transmue en tout autre chose, en non-langage.
Si vous avez compris mes paroles, mes paroles mêmes ne vous sont plus de rien ;
elles ont disparu de vos esprits, cependant que vous possédez leur
contre-partie, vous possédez, sous forme d'idées et de relations, de quoi
restituer la signification de ces propos, sous une
forme qui peut être toute différente.
En d'autres termes, dans les emplois pratiques ou abstraits du langage qui est
spécifiquement prose, la forme ne se
conserve pas, ne survit pas à la compréhension, elle se dissout dans la clarté,
elle a agi, elle a fait comprendre, elle a vécu.
Mais
au contraire, le poème ne meurt pas pour avoir servi ; il est fait expressément
pour renaître de ses cendres et redevenir indéfiniment ce qu'il vient d'être.
La poésie se reconnaît à cet effet remarquable par quoi on pourrait bien la définir
: qu'elle tend à se reproduire dans sa forme, qu'elle provoque nos esprits à
la reconstituer telle quelle. Si je me permettais un mot tiré de la technique
industrielle, je dirais que la forme poétique se récupère automatiquement.
C’est
là une propriété admirable et caractéristique entre toutes. Je voudrais vous
en donner une image simple. Imaginez un pendule qui oscille entre deux points
symétriques. Associez à l'un de ces points l'idée de la forme poétique, de
la puissance du rythme, de la sonorité des syllabes, de l'action physique de la
déclamation, des surprises psychologiques élémentaires que vous causent les
rapprochements insolites des mots. Associez à l'autre point, au point conjugué
du premier, l'effet intellectuel, les visions et les sentiments qui constituent
pour vous le « fond », le « sens » du poème donné, et observez alors que
le mouvement de votre âme, ou de votre attention, lorsqu'elle est assujettie à
la poésie, toute soumise et docile aux impulsions successives du langage des
dieux, va du son vers le sens, du
contenant vers le contenu, tout se passant d'abord comme dans l'usage ordinaire
du parler ; mais il arrive ensuite, à chaque vers, que le pendule vivant soit
ramené à son point de départ verbal et musical. Le sens qui se propose trouve
pour seule issue, pour seule forme, la forme même de laquelle il procédait.
Ainsi entre la forme et le fond, entre le son et le sens, entre le poème et l'état
de poésie, une oscillation se dessine, une symétrie, une égalité
de valeur et de pouvoirs.
Cet échange harmonique entre l'impression et l'expression est à mes yeux le
principe essentiel de la mécanique poétique, c'est-à-dire de la production de
l'état poétique par la parole. Le poète fait profession de trouver par
bonheur et de chercher par industrie ces formes singulières du langage dont
j'ai essayé de vous analyser l'action.
La poésie
ainsi entendue est radicalement distincte de toute prose : en particulier, elle
s'oppose nettement à la description et à la narration d'événements qui
tendent à donner l'illusion de la réalité, c'est-à-dire au roman et au conte
quand leur objet est de donner puissance du vrai à des récits, portraits, scènes
et autres représentations de la vie réelle. Cette différence a même des
marques physiques qui s'observent aisément. Considérez les attitudes comparées
du lecteur de romans et du lecteur de poèmes. Il peut être le même homme,
mais qui diffère excessivement de soi-même quand il lit l'un ou l'autre
ouvrage. Voyez le lecteur de roman quand il se plonge dans la vie imaginaire que
lui intime sa lecture. Son corps n'existe plus. Il soutient son front de ses
deux mains. Il est, il se meut, il agit et pâtit dans l'esprit seul. Il est
absorbé par ce qu'il dévore ; il ne peut se retenir, car je ne sais quel démon
le presse d'avancer. Il veut la suite, et la fin, il est en proie à une sorte
d'aliénation : il prend parti, il triomphe, il s'attriste, il n'est plus lui-même,
il n'est plus qu'un cerveau séparé de ses forces extérieures, c'est-à-dire
livré à ses images, traversant une sorte de crise
de crédulité.
Tout
autre est le lecteur de poèmes.
Si la poésie agit véritablement sur quelqu'un, ce n'est point en le divisant
dans sa nature, en lui communiquant les illusions d'une vie feinte et purement
mentale. Elle ne lui impose pas une fausse réalité qui exige la docilité de
l'âme, et donc l'abstention du corps. La poésie doit s'étendre à tout l'être
; elle excite son organisation musculaire par les rythmes, délivre ou déchaîne
ses facultés verbales dont elle exalte le jeu total, elle l'ordonne en
profondeur, car elle vise à provoquer ou à reproduire l'unité et l'harmonie
de la personne vivante, unité extraordinaire, qui se manifeste quand l'homme
est possédé par un sentiment intense qui ne laisse aucune de ses puissances à
l'écart.
En
somme, entre l'action du poème et celle du récit ordinaire, la différence est
d'ordre physiologique. Le poème se déploie dans un domaine plus riche de nos
fonctions de mouvement, il exige de nous une participation qui est plus proche
de l'action complète, cependant que le conte et le roman nous transforment plutôt
en sujets du rêve et de notre faculté d'être hallucinés.
Mais je répète que des degrés, des formes de passage innombrables existent
entre ces termes extrêmes de l'expression littéraire.
Ayant
tenté de définir le domaine de la poésie, je devrais à présent m'essayer à
envisager l'opération même du poète, les problèmes de la composition et de
la facture. Mais ce serait entrer dans une voie bien épineuse. On y trouve des
tourments infinis, des disputes qui ne peuvent avoir de fin, des épreuves, des
énigmes, des soucis et même des désespoirs qui font le métier de poète un
des plus incertains et des plus fatigants qui soient. Le même Malherbe que j'ai
déjà cité, disait qu'après avoir achevé un bon sonnet, l'auteur a droit de
prendre dix ans de repos. Encore admettait-il par là que ces mots : un sonnet
achevé signifient quelque chose... Quant à moi, je ne les entends guère...
Je les traduis par sonnet abandonné.
Effleurons
cependant cette difficile question : Faire des vers...
Mais vous savez tous qu'il existe un moyen fort simple de faire des vers.
Il
suffit d'être inspiré, et les choses vont toutes seules. Je voudrais
bien qu'il en fût ainsi. La vie serait supportable. Accueillons, toutefois,
cette réponse naïve, mais examinons-en les conséquences.
Celui qui s'en contente, il lui faut consentir ou bien que la production poétique
est un pur effet du hasard, ou bien qu'elle procède d'une sorte de
communication surnaturelle ; l’une et l'autre hypothèse réduisent le poète
à un rôle misérablement passif. Elles font de lui ou une sorte d’urne en
laquelle des millions de billes sont agitées, ou une table
parlante dans laquelle un esprit se
loge. Table ou cuvette, en somme, mais point un dieu, - le contraire d'un dieu,
le contraire d'un Moi.
Et le malheureux auteur, qui
n'est donc plus auteur, mais signataire, et responsable comme un gérant de
journal, le voici contraint de se dire :«
Dans tes ouvrages, cher poète, ce qui est bon n'est pas de toi, ce qui est
mauvais t'appartient sans conteste. »
Il est étrange que plus d'un poète se soit contenté, - à moins qu'il ne se
soit enorgueilli, - de n'être qu'un instrument, un médium momentané.
Or,
l'expérience comme la réflexion nous montrent, au contraire, que les poèmes
dont la perfection complexe et l'heureux développement imposeraient le plus
fortement à leurs lecteurs émerveillés l'idée de miracle, de coup de
fortune, d'accomplissement surhumain (à cause d'un assemblage extraordinaire
des vertus que l'on peut désirer mais non espérer trouver réunies dans un
ouvrage), sont aussi des chefs-d'œuvre de labeur, sont, d'autre part, des
monuments d'intelligence et de travail soutenu, des produits de la volonté et
de l'analyse, exigeant des qualités trop multiples pour pouvoir se réduire à
celles d'un appareil enregistreur d'enthousiasmes ou d'extases. On sent bien
devant un beau poème de quelque longueur, qu'il y a des chances infimes pour
qu'un homme ait pu improviser sans retours, sans autre fatigue que celle d'écrire
ou d'émettre ce qui lui vient à l'esprit, un discours singulièrement sûr de
soi, pourvu de ressources continuelles, d'une harmonie constante et d'idées
toujours heureuses, un discours qui ne cesse de charmer, où ne se trouvent
point d'accidents, de marques de faiblesse et d'impuissance, où manquent ces fâcheux
incidents qui rompent l'enchantement et ruinent l'univers poétique dont je
vous parlais tout à l'heure.
Ce n'est pas qu'il ne faille, pour faire un poète, quelque chose d'autre,
quelque vertu qui ne se décompose
pas, qui ne s'analyse pas en actes définissables et en heures de travail. Le Pégase-Vapeur,
le Pégase-Heure ne sont pas encore des unités légales de puissance
poétique.
Il y a une qualité spéciale,
une sorte d'énergie individuelle propre au poète. Elle paraît en lui et le révèle
à soi-même dans certains instants d'un prix infini.
Mais
ce ne sont que des instants, et cette énergie supérieure (c'est-à-dire telle
que toutes les autres énergies de l'homme ne la peuvent composer et remplacer),
n’existe ou ne peut agir
que par brèves et fortuites manifestations. Il faut ajouter, - ceci est
assez important, - que les trésors qu'elle illumine aux yeux de notre esprit,
les idées ou les formes qu'elle nous produit à nous-mêmes sont fort éloignés
d'avoir une valeur égale aux regards étrangers.
Ces moments d'un prix infini, ces instants qui donnent une sorte de dignité
universelle aux relations et aux intuitions qu'ils engendrent sont non moins féconds
en valeurs illusoires ou incommunicables. Ce qui vaut pour nous seuls ne vaut rien. C'est la loi de la Littérature.
Ces états sublimes sont en vérité des absences dans lesquelles se rencontrent des merveilles naturelles qui
ne se trouvent que là, mais ces merveilles toujours sont impures, je veux dire
mêlées de choses viles ou vaines, insignifiantes ou incapables de résister à
la lumière extérieure, ou encore impossibles à retenir, à conserver. Dans l'éclat
de l'exaltation, tout ce qui brille n'est pas or.
En
somme, certains instants nous trahissent des profondeurs où le meilleur de
nous-mêmes réside, mais en parcelles engagées dans une matière informe, en
fragments de figure bizarre ou grossière. Il faut donc séparer de la masse ces
éléments de métal noble et s'inquiéter de les fondre ensemble et d'en façonner
quelque joyau.
Si l’on se plaisait à développer en rigueur la doctrine de la pure
inspiration, on en déduirait des conséquences bien étranges. On trouverait nécessairement,
par exemple, que ce poète qui se borne à transmettre ce qu'il reçoit, à
livrer à des inconnus ce qu'il tient de l'inconnu, n'a donc nul besoin de
comprendre ce qu'il écrit sous la dictée mystérieuse.
Il n’agit pas sur ce poème
dont il n'est pas la source. Il peut être tout étranger à ce qui découle au
travers de lui. Cette conséquence inévitable me fait songer à ce qui, jadis,
était généralement cru au sujet de la possession diabolique. On lit dans les
documents d'autrefois qui relatent les interrogatoires en matière de
sorcellerie, que des personnes, souvent, furent convaincues d'être habitées du
démon, et condamnées de ce chef, pour avoir, quoique ignorantes et incultes,
discuté, argumenté, blasphémé pendant leurs crises, en grec, en latin, voire
en hébreu devant les enquêteurs horrifiés. (Ce n'était point du latin sans
larmes, je pense.)
Est-ce
là ce que l'on exige du poète ? Certes, une émotion caractérisée par la
puissance expressive spontanée qu'elle déchaîne est l'essence de la poésie.
Mais la tâche du poète ne peut consister à se contenter de la subir. Ces
expressions, jaillies de l'émoi, ne sont qu'accidentellement pures,
elles emportent avec elles bien des scories, contiennent quantité de défauts
dont l'effet serait de troubler le développement poétique et d'interrompre la
résonance prolongée qu'il s'agit enfin de provoquer dans une âme étrangère.
Car le désir du poète, si le poète vise au plus haut de son art, ne peut être
que d'introduire quelque âme étrangère à la divine durée sa vie harmonique,
pendant laquelle se composent et se mesurent toutes les formes et durant
laquelle s'échangent les répons de toutes ses puissances sensitives et
rythmiques.
L'inspiration, mais c'est au lecteur qu'elle appartient et qu'elle est destinée,
comme il appartient au poète d'y faire penser, d'y faire croire, de faire ce
qu'il faut pour qu'on ne puisse attribuer qu'aux dieux un ouvrage trop parfait,
ou trop émouvant pour sortir des mains incertaines d'un homme. L'objet même de
l'art et le principe de ses artifices, il est précisément de communiquer
l'impression d'un état idéal dans lequel l'homme qui l'obtiendrait serait
capable de produire spontanément, sans effort, sans faiblesse, une expression
magnifique et merveilleusement ordonnée de sa nature et de nos destins.
Source :
VALÉRY, Paul, "Propos sur la poésie", dans Oeuvres complètes,
Paris, Gallimard (Pléiade), 1960